Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'interprète grec
24 juillet 2013

Diagnostic : les indications cachées

Auteur : Lisa Sanders

Date : 4 décembre 2009

Source : New York Times

 

« Je vois que vous avez récemment quitté l'Afghanistan, » a dit l'homme d'un certain âge* comme salutation lorsque le médecin est entré dans la pièce. Le médecin, à peine revenu de la deuxième guerre anglo-afghane, fut stupéfait par la perspicacité de cet homme. Mais avant qu'il ne pût lui demander comment il avait deviné ce détail, l'homme s'empara de sa manche et le tira vers lui pour voir sa dernière obsession.

 

[Texte encadré]

CÉCITÉ MENTALE
Holmes semble souvent inconscient des sentiments et des pensées des autres, même de son cher Watson.

SAUTES D'HUMEUR
Quand il travaille, Holmes semble infatigable et ne ferme pas l'oeil pendant des journées. Entre ses affaires, il tombe parfois dans un état de léthargie profonde.

CONCENTRATION OBSESSIVE
Holmes a une connaissance étendue de sujets bizarres - comme 140 sortes de cendres de cigares, pipes et cigarettes.

 

Le médecin écoutait, émerveillé, sa nouvelle connaissance parler beaucoup de l'expérience chimique qu'il venait d'exécuter. L'ami qui les avait présentés l'un à l'autre avait dit au médecin que l'homme était excentrique et qu'il faisait des expériences bizarres et morbides. Il avait dit au médecin qu'il avait vu l'homme frapper un cadavre pour savoir si un bleu pouvait se faire après la mort. (Négatif.) En effet, il avait un tel sang-froid, avait ajouté l'ami, que ce serait facile d'envisager l'homme en train de donner furtivement une drogue à un ami simplement pour témoigner aux effets qu'elle produisait. Certes, Sherlock Holmes était excentrique, se dit le Docteur John Watson, mais il était également intéressant.

Ce fut ainsi qu'en 1887 Arthur Conan Doyle a commencé l'une des alliances les plus bizarres et les plus efficaces de la littérature, dans son roman Une étude en rouge. J'ai rencontré ce couple pour la première fois au lycée. Récemment, je me suis surprise à feuilleter mes volumes usagés de ces nouvelles remarquables, mais cette fois, je n'ai pas pu m'empêcher d'examiner Sherlock Holmes d'un point de vue médical. Ce que j'ai vu se serait manifesté à n'importe quel médecin : un patient. Pour moi, la question, c'était : Le comportement bizarre de Sherlock Holmes avait-il un diagnostic ?

Il manifeste bien des symptômes. Il semble ignorant des rythmes et des courtoisies de l'interaction sociale normale - il a des discours plutôt que des conversations. Ses intérêts et sa connaissance sont approfondis mais trop spécialisés. Il a un étrange « sang-froid », et peut-être par conséquence, il est seul dans le monde. Il n'a établi qu'un seul lien d'amitié, avec Watson, qui est très tolérant ; un frère, plus bizarre et plus isolé que lui, est son seul parent. Est-ce qu'Arthur Conan Doyle présentait quelque sorte de trouble de la personnalité ou maladie du cerveau qu'il avait observé, ou est-ce que Sherlock Holmes était simplement un personnage intéressant qui était parti de rien ?

Conan Doyle a fait des études médicales à l'université d'Edimbourg, qui était à l'époque l'une des écoles de la médecine les plus éminentes au monde. Il avait un regard vif pour les manifestations subtiles des maladies, et ses histoires sont remplies de descriptions médicales très précises. L'alcoolisme d'un homme autrefois riche se voit dans « le teint rouge du nez et des joues », « le léger tremblement de la main qu'il tendait ». Dans une autre nouvelle, les contorsions d'un cadavre - les membres « tordus et pliés d'une façon fantastique », les muscles « durs comme la pierre … trop fermes pour que ce soit en raison du rigor mortis habituel » - permettent à Watson (et ses lecteurs médecins) de diagnostiquer l'empoisonnement par la strychnine.

Certains pensent que Conan Doyle se trouvait parmi les premiers à décrit une maladie génétique aujourd'hui nommé le Syndrome de Marfan. Présenté pour la première fois dans la littérature médicale en 1896 par un pédiatre français, Antoine Marfan, le syndrome est caractérisé par une forme longue et mince, des problèmes de la vision et une tendance à développer des anévrismes de l'aorte à un très jeune âge. La rupture du vaisseau dilaté, qui porte le sang du coeur au reste du corps, est la cause la plus commune de la mort chez ceux qui sont affligés de cette maladie dont, jusqu'à récemment, peu dépassaient la quarantaine. Dans son premier roman, Conan Doyle décrit Jefferson Hope, son meurtrier vengeur, comme un grand homme, ses trente ans largement dépassés, qui tue ceux qui, à ses yeux, ont causé la mort de la femme qu'il aimait. Lorsqu'on le capture enfin, il dit à Watson de placer la main sur sa poitrine. Watson raconte qu'il « aperçoit aussitôt une pulsation et une commotion extraordinaires qui avaient lieu à l'intérieur. Les parois de sa poitrine semblaient tressaillir et frissonner tel un bâtiment frêle à l'intérieur duquel une machine puissante était allumée. » Watson sait tout de suite ce que ça veut dire. « Et bien… vous avez un anévrisme aortique ! »

Est-il possible qu'en sa présentation de Sherlock Holmes, Conan Doyle a reproduit un syndrome psychiatrique familial que l'on n'avait pas encore décrit ? Les fans et les universitaires ont avancé plusieurs diagnostics, dit Leslie Klinger, l'éditeur de la version annotée des nouvelles sur Sherlock Holmes la plus compréhensive. Klinger privilégie un diagnostic de troubles bipolaires, faisant remarquer les fluctuations du détective entre l'hyperactivité et la lassitude. Il est vrai que les troubles bipolaires sont héréditaires, et sont caractérisés par des épisodes d'énergie frénétique - souvent teintés de grandeur et de comportement extravagant - qui cèdent aux périodes d'une déprime profonde. Bien qu'il soit vrai que Holmes ne fermait pas l'oeil pendant des journées alors qu'il était aux prises d'une enquête, ses sautes d'humeur semblent liées à son travail. En travaillant, il était électrique. Quand il n'avait rien à faire, il était mélancolique. Les drogues expliquent peut-être les violents changements de disposition, sauf que Holmes utilisait la cocaïne quand il était inactif et déprimé et non pas quand il était occupé et plein d'entrain.

D'autres, ajoute Klinger, ont proposé que Sherlock Holmes souffrait peut-être d'une forme modérée de l'autisme, le plus souvent connue sous le nom du syndrome Asperger. Cette maladie fut notée dans la littérature médicale en 1944 par un pédiatre autrichien, Hans Asperger. Il a décrit quatre garçons intelligents et éloquents qui avaient des problèmes sévères avec l'interaction sociale et une tendance à se concentrer intensément sur des objets ou des sujets particuliers. Le dossier a langui dans l'obscurité pendant plus de 40 ans, mais en 1994 le syndrome Asperger se trouvait dans le lexique psychiatrique officiel. Le diagnostic se trouvera peut-être de nouveau sous le même article que l'autisme dans le manuel à venir, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, mais il n'y a aucun doute que la description d'Asperger, de ces jeunes hommes, des inadaptés sociaux, d'une concentration intense, a éveillé des résonances en les parents qui y voyaient leurs propres enfants.

Se peut-il que Conan Doyle ait décrit ce syndrome 70 ans plus tôt qu'Asperger ? Selon Ami Klin, directeur du programme de l'autisme au Centre des Études de l'Enfant à Yale, un département de l'école de la médecine, la qualité fondamentale qui définit toutes les formes de l'autisme est la « cécité mentale » : la difficulté à comprendre ce que les autres ressentent ou pensent, et donc à établir des relations. Ignorant ce que les autres pensent d'eux, il arrive souvent que ceux qui souffrent du syndrome d'Asperger se comportent d'une manière bizarre. De plus, ils ont tendance à développer une connaissance très étendue de sujets très précisés.

Chez Conan Doyle, Sherlock Holmes fait parfois preuve de toutes ces qualités. Ses interactions avec les autres sont souvent directes jusqu'à en être impolies. Et même quand Holmes parle avec Watson, son ami le plus proche, même ses compliments semblent plutôt des reproches. Dans Le chien des Baskerville, lorsque Watson, content de ses propres compétences de détective, Holmes lui dit qu'il n'est pas une source de lumière mais un conducteur, rien qu'un assistant aux enquêtes que seul Holmes lui-même peut résoudre.

Quant à ses intérêts, Holmes se vante souvent de sa connaissance détaillées de toutes sortes de phénomènes bizarres. Il a apparemment écrit une monographie sur les différences entre 140 sortes de cendres de cigares, pipes et cigarettes. Il manifeste ce qu'Asperger a nommé « l'intelligence autiste » - une capacité de voir le monde d'un point de vue très différent de celui de la plupart des gens, souvent en se concentrant sur détails négligés par les autres. En effet, Sherlock Holmes dit orgueilleusement qu'il peut voir l'importance de bagatelles et c'est ce qu'il appelle sa « méthode ». 

D'où vient donc ce tableau ? Les biographes ont identifié un nombre d'individus dont Conan Doyle aurait pu s'inspirer pour créer le personnage de Sherlock Holmes, mais aucun d'entre eux ne possède tous ses traits. Était-ce un patient ? Un ami de famille ? Un camarade de classe qui n'a pas réussi à se faire dépeindre dans les biographies ? Peut-être qu'on ne le saura jamais, mais il est évident que les curiosités de Holmes ont un appel durable. On n'a qu'à regarder Temperance Brennan de Bones, Adrian Monk de Monk, et bien sûr, Gregory House de House, qui manifestent au moins quelques qualités qui ressemblent aux symptômes du syndrome Asperger et qui doivent beaucoup à Sherlock Holmes.

Lisa Sanders a écrit 'Every Patient Tells a Story: Medical Mysteries and the Art of Diagnosis' [Chaque patient raconte une histoire : les mystères médicaux et l'art du diagnostic]. Si vous avez un problème résolu à partager, vous pouvez lui envoyer un message à lisa.sandersmd@gmail.com. 

 

* Dans Une étude en rouge Holmes est probablement âgé, en fait, d'entre 20 et 27 ans. [Melas]

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Merci beaucoup pour le gros boulot que vous faites... Ces articles traduis sont plus intéressants les uns que les autres ! merci ;)
J
Coucou :) Je voulais savoir d'où venait ta petite phrase en post sriptum sur l'âge de Sherlock ! Comme j'ai lu plusieurs fois l'enquête, je me demandais d'où tu tenais cette information plus qu'intéressante :)<br /> <br /> Merci pour ton travail et ton bon goût pour le choix des articles ! Celui-ci est passionnant !
L'interprète grec
  • Traductions en français d'articles sur Sherlock Holmes écrits en anglais. N'hésitez pas à nous demander de traduire un article. If we have translated your article and you object to its reproduction, please contact us and we'll remove it immediately.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité