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L'interprète grec
29 décembre 2013

Sherlock : comment la série est devenue un phénomène global

Auteur : Matthew Sweet

Date : 27 décembre 2013

Source : Telegraph

 

Le Sherlock de Benedict Cumberbatch et le Watson de Martin Freeman ont connu un succès international. Matthew Sweet essaie de déduire leurs méthodes.

 

Attention : cet article contient de légers spoilers pour la S3 !

 

Autrefois, en juillet 2010, le monde était un lieu marqué de subtiles différences. Martin Freeman était « le gars sympathique » dans The Office. Benedict Cumberbatch était le fils de la comédienne Wanda Ventham. Sherlock Holmes était un personnage victorien. Mark Gatiss et Steven Moffat étaient deux écrivains-réalisateurs qui réfléchissaient sur la date peu propice, en plein été, qu’on avait décidée pour leur nouvelle série policière peu conventionnelle, et se demandaient si elle finirait par causer autant de dégâts qu’une chute de 244m d’une cascade en Autriche.

La réponse de leurs employeurs ne fournissait pas d’assurance immédiate. Les intermédiaires de la BBC qui approuvent les dramas avaient regardé les trois premiers épisodes, mais, paralysés par une fainéantise digne de Lestrade, refusaient de s’engager davantage avant de savoir l’audimat. Pour les spectateurs, en revanche, ceci n’était pas un problèmes de trois pipes. Plus de sept millions de personnes se sont plantés devant leur écran pour voir Cumberbatch et Freeman résoudre leur première enquête - une reprise du 21ème siècle d’Une étude en rouge de Sir Arthur Conan Doyle. Ils ont conclu que ce n’était pas du blasphème de lâcher Holmes et Watson dans le monde moderne, mais plutôt une question de retrouvailles ; que le détective privé, furieusement intelligent mais désespérément solitaire, et le soldat blessé, à peine revenu de l’Afghanistan, étaient autant chez eux dans notre époque que dans l’époque illuminée de lampes à gaz où ils ont vu le jour.

Trois ans plus tard, Sherlock est un phénomène. Les vedettes ont des carrières internationales très auspices. On voit le visage de Freeman, sous son agréable aspect de Hobbit, sur le côté de bus. Cumberbatch a incarné un méchant dans l’univers Star Trek. Les ventes des nouvelles de Doyle ont augmenté de 180%. Si on voyage avec Gatiss, où qu’il aille, un fan lui offrira une effigie de Freeman, tricotée avec dextérité, ou un exemplaire du Signe des Quatre traduit en Uzbek, ou une théorie compliquée sur la façon dont Sherlock est sorti de la fin de la série précédente, La Chute du Reichenbach. « Je ne me suis jamais imaginé que ce serait le cas, dit-il. Il y a une limite aux façons de tomber d’un bâtiment. » Il ne reste que quelque jours avant la diffusion de la nouvelle série, à 21h le 1 janvier, où le pays entier saura ce qu’il sait depuis le début : « Je suis très content de savoir que tout le monde va enfin le voir. Je me suis senti comme chargé d’un très lourd fardeau. »

Si on appelait le détective de Conan Doyle pour examiner l’artéfact qu’est devenu Sherlock ; pour le lire comme l’un de ces objets mystérieux dans la série - une montre gousset usée ou un chapeau en feutre barbouillé de chaux - quels autres indices trouverait-ils pour expliquer la nature extraordinaire du succès de la série ? De ses dossiers, il tirerait un article d’un journal, à propos de la potière qui avait fait fortune parce qu’on avait choisi une théière qu’elle avait dessinée pour être la céramique préférée de Mme Hudson (Una Stubbs) ; un article en ligne qui raconte que les chinois ont inventé un nouveau genre d’écriture pornographique sur Benedict Cumberbatch ; un message sur Twitter écrit par Sue Vertue, la réalisatrice [producer] principale de Sherlock, dans lequel elle partageait sa méfiance concernant Elementary, une imitation créée par une chaîne américaine. Ensuite, il rentrerait par effraction dans le site des aperçus en ligne de la BBC, et réussirait à trouver le premier épisode de la Saison Trois - Le Cercueil Vide - préfacé d’une liste de mises en garde et d’avertissements plus longe que Le Rituel des Musgrave.

En manipulant le coffre de la Saison Une entre ses mains, pourtant, Holmes remarquerait sans doute la vitesse avec laquelle Moriarty est arrivé - et en conclurait, peut-être que les créateurs de la série ne savaient pas combien de temps leur restait avant qu’on ne les prive de leurs jouets…

Sous la forme d’Andrew Scott, Moriarty a joué un rôle loin d’être insignifiant dans la triomphe de la série. Mais pour comprendre à fond pourquoi Sherlock s’est montré si populaire, on doit revenir au début.

Pour Sherlock Holmes, le monde est un énigme qui demande d’être résolu ; une masse d’information de laquelle on peut toujours isoler la vérité, aussi improbable qu’elle puisse être. Cet approche s’inspire du travail du Docteur Joseph Bell, le chirurgien qui enseignait à ses étudiants à l’université d’Edimbourg comment lire le corps humain - comment extraire d’un calus ou d’un tatouage la biographie d’un patient vivant ou d’un cadavre sur la table. Un étudiant de Bell, Arthur Conan Doyle, connaissait ses méthodes, en a fait un don à son héros-détective, et les a pratiquées lui-même - dans la chirurgie, et devant la planche de ouija. (Si la raison empirique pouvait détecter un meurtrier, pourquoi pas la présence d’une âme vaguante?)

Ceux qui ont adapté Holmes ont rarement changé cette capacité. (La solution de sept pour cent, le film de 1976 qui dépeint Holmes en toxicomane impitoyable et Moriarty en la victime innocente de ses délires, est une exception isolée.) Le plus grand Holmes du cinéma muet, Eille Norwood, s’est rasé les tempes pour se donner un air plus cérébral, et se voyait sollicité pour composer des mots croisés cryptés et payé pour promouvoir la Phosferine, un tonic qu’on disait capable de combattre « la névrite » et « la débilité des nerfs ».

Quand Universal ont fait revenir Holmes sur l’écran pendant les années 40, ils ont préfacé les premiers films avec une annonce qui expliquait que le détective travaillait désormais sur « les problèmes de notre époque » - qui n’étaient pas les mariages forcés ou des empoissonnements dans les banlieues tranquilles, mais le nazisme et le fascisme. Basil Rathbone a fendu le totalitarisme enquête par enquête, exposant des Haw-Haws et des membres de la cinquième colonne en une Angleterre en époque de guerre construite sur un plateau de Hollywood. (L’idée qu’à côté de Holmes, les espions britanniques fussent aussi empotés que les policiers de Scotland Yard, a beaucoup vexé Guy Liddell de MI5.) 

Gatiss a un respect énorme pour la capacité qu’a Holmes de comprendre la complexité du monde. Il dit : « C’est ma profonde conviction que la survie si prolongée de Sherlock Holmes et du Docteur Watson s’explique, non seulement par leur amitié immutable, mais en partie parce que Sherlock, en tant que personnage, met l’ordre au chaos. C’est la consolation qu’il offre. » Et Gatiss voit des qualités similaire dans le rôle qu’il s’est accordé à lui-même dans la série - Mycroft, le frère de Sherlock et le fastidieux chef des services secrets. « Il est la version “gouvernement britannique” du même concept. On soupçonne qu’il n’y a que la stupidité et l’incompétence, mais il serait très agréable de savoir qu’il y avait quelqu’un comme lui [dans le gouvernement], n’est-ce pas ? »

Cette impression que Holmes est un maître des données n’a jamais été dépeinte avec plus de flair que dans Sherlock.

J’ai eu la chance d’assister au tournage du tout premier épisode pour voir Benedict Cumberbatch jouer l’une de ses déductions caractéristiques : le déballage figuratif d’une valise rose sur laquelle est inscrite l’histoire d’un meurtre. Una Stubbs et moi nous sommes accroupis dans l’entrée du plateau de « Baker Street », enchantés, et fort incapables de goûter aux beignets que nous avions pris du chariot de thé. Cumberbatch s’inclinait sur le dos comme un client dans une fumerie d’opium, l’appareil fixé sur ses étranges yeux noirs, en train de dérouler un long écheveau de mots avec une vitesse et clarté frappantes. Si vous avez vu Une étude en rose, vous vous rappellerez la scène. Sa qualité faiblement occulte était palpable dans le studio.

L’un des plaisirs plus affûtés qu’incite Sherlock, c’est le langage graphique qu’il a développé pour illustrer le processus de la déduction. Il y a un exemple magnifique dans Le cercueil vide, au cours d’une scène où Sherlock rencontre une femme qui est une addition importante au personnel. Pendant qu’il l’évalue, son regard fait apparaitre un nuage de mots dans le cadre : « Enfant unique. Lib Dem* désillusionnée. Guardian**. Cuit son propre pain. » Les plus vieilles incarnations de Holmes sur l’écran se sont réfugiés dans un bureau en acajou*** ; le Holmes de Cumberbatch se plonge dans une bibliothèque interne de données pour trouver la bonne solution, aussi improbable qu’elle soit. Et il est impossible de le voir relever des indications de l’atmosphère de cette façon, sans penser à notre obsession par la collection et l’analyse des données - surtout puisque la série offre un point de vue profondément ambivalent sur l’état secret. Il est peu choquant qu’on a choisi Cumberbatch pour jouer le rôle de Julian Assange.

On a écrit cette série de Sherlock bien avant l’apparition d’Edward Snowden sur la première page des journaux du monde, mais la comparaison entre le dénonciateur et le détective - qui portent tous les deux de vastes palais de secrets - n’a pas échappé à Gatiss. « Je ne l’ai pas encore fait. Mais ce serait très intéressant. C’est une histoire où les gens gèrent de grosses quantités de données, où le rôle de l’amateur est mis en doute. »

Tous ceux qui tissent des histoires à propos d’un personnage qui recueille d’énormes bandes d’information, tient les gens sous surveillance, et déclare que les intrigues et les complots sont toujours dénoncés par des évènements « qui semblent insignifiants » pourraient bien trouver des difficultés s’ils veulent protéger leur travail des débats actuels sur la liberté, la vie privée et la confidentialité.

Après tout, le héros de Sherlock est un espion ainsi qu’un dissident. Et quand ces aventures sont aussi vieilles que celles de Basil Rathbone, nous pourrions bien nous surprendre en train d’y voir les peurs et les fantasmes de notre époque, aussi lisibles que les indices à une scène de crime. Cette série attire des millions de spectateurs parce qu’elle est pleine d’esprit, intelligente, provocatrice et rusée. Mais nous regardons Sherlock également parce que c’est un produit de l’époque dans laquelle nous vivons - et de plus, il semble en avoir percé les secrets.

 

Sherlock recommence sur BBC 1 le 1 janvier à 21h

 

 

* Lib Dem désillusionnée : Les « Lib Dem » (Liberal Democrats) sont un parti politique qui représente, traditionnellement, le centre-gauche. Beaucoup de membres du parti sont « désillusionnés » parce que le chef du parti, Nick Clegg, a fait une alliance avec David Cameron, chef du parti Conservateur, pour gouverner le pays, et en général la gauche britannique déteste David Cameron plus qu’elle ne déteste la droite en général. Plus précisément, Nick Clegg a rompu plusieurs promesses qu’il a faites, notamment un voeu de ne pas laisser Cameron augmenter les frais universitaires. Ce gouvernement, notre « Coalition », est toujours en pouvoir et les compromis qu’ont fait les deux chefs ont vexé les membres des deux partis.

** Guardian : le Guardian est un journal plein format on-ne-peut-plus gauchiste, qui a un point de vue très net et un ton qui passe souvent au vitriol. Cependant, à la différence de son équivalent de droite, le Daily Mail, le Guardian est, en général, très bien écrit.

*** bureau en acajou : littéralement « bureau brun », mais en anglais ça évoque la couleur du bois donc j’ai simplement choisi l’acajou qui me semblait convenable.

[Melas, qui est anglaise]

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