Pourquoi les adaptations récentes de Sherlock Holmes se trompent-elles toutes dans la représentation d'Irene Adler ?
Auteur : Esther Inglis-Arkell
Date : 4 janvier 2013
Source : io9
Irene Adler n’a apparu que dans une seule nouvelle d’Arthur Conan Doyle, mais pour les lecteurs elle joue néanmoins un rôle central dans le « canon » de Sherlock Holmes. Et récemment, de nombreuses adaptations de Holmes ont débuté chacune sa version d’Adler. Ces Adler du 21ème siècle ont l’avantage d’être plutôt orientées vers l’action - mais dans plusieurs aspects importants elles font « vieux jeu » encore plus fort que l’originale victorienne.
Pourquoi l’Adler d’Arthur Conan Doyle est-elle tellement supérieure à celles façonnées par Steven Moffat et Guy Ritchie ?
Note : Spoilers pour les films de Sherlock Holmes réalisés par Guy Ritchie, par la série TV Sherlock, et évidemment pour les nouvelles de Doyle.
Les spectateurs modernes trouvent Irene Adler exceptionnelle parce que Holmes lui-même l’a trouvée exceptionnelle. Quand il parle d’elle c’est comme « la femme », car pour Holmes - décrit comme un misogyne « chevaleresque » dans les romans - elle a transcendé et « éclipsé » son sexe. Pour nous, elle éclipse même Holmes à un instant, puisqu’au cours de son histoire elle réussit à voir à travers son déguisement et à le duper à son tour. Bien qu’elle n’apparaisse que dans une seule nouvelle, Un Scandale à Bohême, pour ceux qui suivent les aventures de Sherlock Holmes elle est plus mémorable que tout autre personnage, sauf Watson et Moriarty.
Ce n’est donc pas étonnant si elle fait partie de toute franchise moderne inspirée de Sherlock Holmes. Elle a joué dans les films de Guy Ritchie, et elle s’est manifestée dans un épisode de la série Sherlock, intitulé Un Scandale à Buckingham. Les créateurs modernes donnent à ce personnage exceptionnel beaucoup plus d’action et de moments sensationnels que Doyle n’a écrit, et pourtant, dans la plupart des adaptations modernes, Irene Adler joue un rôle beaucoup plus traditionnel que celle de Doyle.
Quel est le premier indice qu’on nous montre dans les deux adaptations modernes ? C’est la scène où elle se déshabille devant Holmes pour le vexer jusqu’au point de se blouser. Ça c’est très « ruses féminines », ce qui est très agréable à voir sur l’écran, mais n’a pas beaucoup de sens. L’Irene originale était beaucoup plus progressive et astucieuse. Elle sait très bien comment mieux berner Holmes - et ce n’est pas par le sexe.
Afin de pouvoir examiner cette Irene Adler, et la façon dont elle diffère des interprétations modernes, il faut résumer Un Scandale à Bohème. Holmes reçoit un appel du roi d’un pays non spécifié. Le roi est fiancé à une femme qui est parfaite du point de vue politique, mais pour lui ce ne sont pas les premières fiançailles. Autrefois il était fiancé avec Irene Adler, chanteuse et comédienne. Cette dernière est en possession d’une photo d’eux, prise quand ils étaient heureux ensemble, avant qu’il ne l’a quittée pour éviter de se « mésallier ». Il craint qu’elle ne publie cette photo, faisant échouer ses fiançailles et apportant le tumulte à son pays. Il faut donc que Holmes récupère la photo. Bien que le roi ne soit pas très désirable, Adler est peignée comme une aventurière et une femme dangereusement méprisée. Holmes s’habille donc en curé, et monte une bagarre, au cours de laquelle il se blesse légèrement, de sorte qu’elle l’invite dans sa maison pour récupérer. Alors, Watson cause un incendie et Holmes observe Adler qui, entendant l’alarme, se précipite vers l’endroit où elle a caché la photo. Holmes s’excuse, et rentre, projetant de tout arranger pour que des gens aillent chez Irene le lendemain pour s’emparer de la photo. Au moment où il entre dans sa maison à Baker St, un jeune homme le salue en passant. Holmes incline la tête, évidemment confus, mais oublie l’échange.
Le lendemain, Holmes, Watson et le roi arrivent chez Adler, où une domestique les attend. Elle leur donne une note, qui révèle qu’Adler avait compris que quelque chose n’allait pas quand le curé avait disparu la veille. Elle avait entendu parler d’Holmes, et est arrivée à la bonne conclusion. Pour confirmer, elle a mis des vêtements d’homme - qu’elle porte parfois parce que, dit-elle, elle aime la sensation de liberté qu’ils lui accordent - a suivi le « curé » jusqu’à Baker St et a crié le nom de Holmes. Elle a décidé de fuir l’influence du roi en la compagnie d’un homme qu’elle a récemment épousé, et de quitter le pays. Adler conclut avec la déclaration que, puisqu’elle jouit de l’amour réciproque d’un « homme meilleur » que le roi, elle promet de ne jamais révéler les fiançailles. Elle a l’intention de garder la photo, uniquement pour assurer que le roi ne lui fasse jamais de mal. Holmes s’excuse auprès du roi, mais ce dernier s’exclame que la parole d’Adler est « inviolée » et qu’il est tout à fait satisfait.
Un Scandale à Bohême souligne les points forts que possède Irene Adler en tant que personnage. Elle n’est pas un grand détective comme Holmes, mais elle est capable d’évaluer une situation, de remarquer ce qui ne va pas, et de monter une rapide réponse. Grâce à son travail sur la scène, elle est également si habile en déguisements que le grand adepte de l’observation (comme supérieure à la vision seule) ne reconnait pas le visage et la voix d’une femme qu’il a vue une heure plus tôt. Au cours de la nouvelle, c’est Adler qui maîtrise la situation, initiant la menace au roi, trouvant un homme qu’elle aime de plus, épousant celui-ci, et quittant le pays quand elle en a eu assez du jeu avec Holmes et son client royal.
La nouvelle explique également le lien intellectuel entre Irene et Sherlock. Ils ont tous les deux démasqué un fraudeur (le roi, au début, est venu déguisé chez Holmes), ils reconnaissent tout les deux un coup monté, et ils ont tout les deux un don pour les déguisements dramatiques. De plus, la nouvelle expose la faiblesse de Holmes en tant que détective - il tire les pires conclusions à propos des gens. On voit cette faiblesse dans L’aventure du visage jaune aussi, où la solution d’une enquête lui échappe complètement parce qu’il ne s’attendait pas à des gens honorables.
Et voilà le tour inattendu que prend l’histoire d’Irene Adler - c’est une femme tout à fait honorable. Même le roi, qui devrait bien avoir peur d’elle, a confiance en sa nature honnête dès qu’elle promet de ne plus se mêler de sa vie. Voilà ce qui met la nouvelle de Doyle en avance de son temps. On parle beaucoup du fait qu’Adler se montre plus maline que Holmes, et justement. Mais plus impressionnante est la façon dont Doyle montre que les habitudes peu conventionnelles, le désir de régler sa propre vie, et un catalogue de conquêtes romantiques impressionnantes (Doyle fait un effort pour souligner qu’Irene Adler enchante presque n’importe quel homme qui la voie) ne sont que ça. Ça ne mène pas forcément à un bas caractère, des tendances criminelles, ou un intellect inférieur. Ce ne sont pas non plus les outils d’une aventurière ou d’une séductrice opportuniste qui attende le bon moment pour déchaîner sur l’héros sa sexualité apparemment fatale. Une femme intelligente, peu conventionnelle et attirante qui tient les commandes est, sans réserve, une chose de bien.
Il n’y a pas de quoi dans les adaptations modernes. Dans les deux franchises, Irene Adler n’est pas qu’une personne admirable avec un goût pour les investigations et l’aventure. Dans les films, elle est à la fois une femme qui épouse des hommes riches pour vivre, et une voleuse - on ne découvre jamais pourquoi un seul de ces deux emplois n’eût pas suffi. Dans la série TV, c’est une dominatrice qui tâte du chantage et joue un rôle dans des complots internationaux liés à des terroristes (et elle est du côté des terroristes). L’une et l’autre prennent appui sur la sexualité et la criminalité. Elles braquent leur sexe sur l’héros toutes les deux, et inévitablement, elles en paient le prix.
Et les deux Adler modernes partagent un autre défaut plus sérieux. Alors que l’Adler originale était indépendante, ces deux-ci sont toutes les deux manoeuvrées par Moriarty. L’Adler des films est un quelconque mélange d’une fille de courses et d’un appât sexuel pour Holmes. L’Adler de la série fait partie d’un complot élaboré qui a le but de révéler des secrets de l’état à des terroristes, puis de chanter le gouvernement britannique pour qu’il lui donne de l’argent en échange d’informations sur l’identité des citoyens britanniques qui sont en danger. Elle semble méchante, mais intelligente et aux commandes - jusqu’à son dernier discours malveillant, où elle avoue qu’elle n’aurait pas su quoi faire avec l’information qu’elle possédait, ni comment manier Holmes, si Moriarty ne l’avait pas aidée.
On peut certainement comprendre les difficultés que doivent affronter les Holmesiens modernes. Une femme vertueuse et qui aime son mari, qui s’éloigne de Holmes dès qu’elle le reconnait, est difficile à placer dans une intrigue mystérieuse. Et qu’il soit difficile d'insérer Adler dans l’histoire en tant que troisième alliée alors que le but de la série, c’est de se concentrer sur le partenariat de Holmes et de Watson qui sont mis en conflit avec le génie criminel le plus puissant du monde - ça se comprend. Mais une maîtresse du déguisement, plus maline que le détective le plus brillant de l’époque, et qui peut changer à volonté à quel genre elle semble appartenir, pourrait sûrement être utile dans une histoire. Dans le deuxième film de Ritchie, le point culminant tourne autour de Team Holmes alors qu’ils essaient de démasquer un homme qui s’est déguisé parfaitement. Irene Adler aurait collé très bien dans cette intrigue. Quant à Sherlock, la série vient de débuter, mais la meilleure façon d’employer Irene Adler, est-ce vraiment dans le rôle d’une femme éperdument amoureuse de Holmes - surtout quand ils en ont déjà une ?
Il est vrai que l’Adler de Doyle n’est pas entièrement moderne. Sans doute, Doyle fait appel au mariage pour signifier qu’elle a repris pied en ce qui concerne les liaisons avec les hommes. Et une femme qui se déguise en homme, bien que ce fût probablement peu commun dans la vie quotidienne, n’a rien de nouveau dans la littérature. On voit ça chez les héroïnes courageuses de l’époque de Shakespeare. Mais les Irene Adler modernes sont des marionnettes amorales qui déploient leurs ruses sexuelles pour manoeuvrer les hommes entre les griffes d’un maître infernal - et elles sont justement punies. Cette histoire date de la Genèse. Ce sont des femmes profondément traditionnelles dans des histoires profondément traditionnelles. Qu’on leur permette d’avoir du punch ou de manier une cravache, ça ne fait rien pour mettre à jour cet archétype. Il faut quelque chose de plus fort. Mais pourquoi s’en faire quand il suffit qu’Irene Adler se mette nue, batte les cils dans la direction de Sherlock Holmes, et finisse par se faire sauver ?